En ce moment, dans le domaine des sciences cognitives, il existe un grand débat concernant la nature de l’esprit, qui porte essentiellement sur le rapport qui existe entre le corps et l’esprit. Plus exactement comment relier nos états mentaux, ce que nous croyons, ce dont nous avons conscience (et ce qui reste dans l’inconscient), ce que nous ressentons et la neurophysiologie du cerveau. Le débat ne porte pas tant sur le fait que le cerveau est bien le support de la pensée et de l’esprit – tous les scientifiques sont d’accord sur ce point (mis à part une ou deux exceptions notables) – mais sur la manière de relier la phénoménologie, c’est-à-dire ce que nous vivons intérieurement à un état neuronal. En d’autres termes, lorsqu’on voit quelque chose de rouge, c’est que certaines zones du cerveau s’activent. Mais si cela est suffisant pour le neurologue, cela ne permet pas d’expliquer la sensation de « rougéité » c’est-à-dire le fait que cela apparaisse comme rouge pour vous et moi. Techniquement cela s’appelle le problème de l’intentionnalité ou le problème corps/esprit (mind body problem).

Paul Ricoeur, grand philosophe, indique précisément à Jean-Pierre Changeux, auteur de l’homme neuronal et très grand neurobiologiste, qu’il ne faut pas confondre les discours qui portent sur le ressenti et ceux qui portent sur l’activation des structures neuronales (à lire dans Ce qui nous fait penser. La nature et la règle (Paris, Odile Jacob, 1998). un livre absolument remarquable pour la clarté des débats et la profondeur de pensée de part et d’autres.). En d’autres termes, le monde de la phénoménologie, du ressenti est un monde qui parle de choses avec certains mots, et le monde de la science avec d’autres mots. Il y a de plus en plus de pont entre ces deux domaines, car il y a de plus en plus de travaux permettant de relier les états mentaux aux états neuronaux. Mais parfois ces ponts n’existent pas encore, et on ne sait pas ce qui se passe au niveau du cerveau lorsque nous pensons à telle ou telle chose.

D’autre part, même si l’on est capable de faire un pont entre une structure neuronale et un ressenti, cela n’invalide pas le discours sur le ressenti. Car la notion d’expérience (pas expérimentation mais expérience au sens de experience en anglais, ce que l’on a vécu et ressenti profondément) est pour l’instant irréductible au monde matériel. On peut faire des ponts, mais pas éliminer ce monde intérieur du ressenti. Par exemple, on peut analyser précisément la structure vibratoire d’un morceau de musique, même expliquer les activations neuronales qui s’effectuent lorsqu’on écoute un morceau, cela ne change pas l’expérience intérieure et le plaisir que l’on peut avoir à écouter « la jeune fille et la mort » de Schubert par exemple (un morceau que j’adore).

Maintenant supposons que l’on veuille communiquer cette expérience d’écoute de la musique à quelqu’un de sourd, ou qui n’entend que deux notes de musique. Si l’on utilise le langage habituel qu’utilisent deux musiciens ou deux mélomanes, on ne pourra pas se faire comprendre d’un sourd. Il va falloir essayer d’utiliser un langage approchant, un langage que les sourds pourront comprendre. On parlera alors en termes analogiques, en utilisant des métaphores, par exemple en utilisant un vocabulaire portant sur la lumière et la couleur. C’est ce qu’on fait aussi lorsqu’un vocabulaire est trop pauvre dans un domaine. On va utiliser le vocabulaire d’un autre domaine pour le faire comprendre de manière presque poétique, en tout cas de manière analogique. C’est ce que fait l’œnologue par exemple lorsqu’il utilise le terme de ‘robe’, de ‘cuisse’, de ‘rondeur’, de ‘vigueur’ d’un vin et autres termes merveilleux. Imaginez que vous n’ayez jamais bu de vin.. Ces termes paraîtrons pour le moins abscons, et on se dira, mais de quoi parlent ils ? Mais si l’on est œnologue soi-même, le discours d’un autre œnologue est très parlant. Pourtant il n’est pas question de la structure chimique du vin. Simplement du ressenti de l’œnologue.. Maintenant que l’on connaît bien la chimie du vin, on peut mettre en relation ces termes avec la structure chimique du vin. Mais lorsque la chimie n’était pas bien développée, ces œnologues pouvaient décrire assez précisément un vin au travers simplement de ces termes de ressenti, c’est-à-dire à partir d’un point de vue «intérieur» et non comme le chimiste à partir d’un point de vue «extérieur».

C’est le langage que l’on peut utiliser pour expliquer des sensations et des ressentis. Ces ressentis décrivent une expérience, et les mots que l’on utilise alors sont comme dans le cas de l’œnologie, deviennent relativement «parlants» pour ceux qui ont déjà fait cette expérience. Ce qui permet de communiquer un tant soit peu de vécu et de faire «goûter» un peu de ce vécu à d’autres personnes sensibles à ce type de langage. En d’autres termes, les mots que utilisés sont des expériences vécues «du dedans» et non pas des expériences vécues «du dehors», comme pourrait le faire un traité scientifique. Par exemple l’expérience de l’orgasme peut être décrite en termes de neurotransmetteurs (endorphines, dopamine, acétylcholine,..). Mais cela ne permet pas de communiquer l’effet que cela fait d’avoir un orgasme. Dès qu’on l’a vécu, on sait ce que c’est, on peut essayer d’en parler de le décrire à quelqu’un d’autre. Si cette autre personne a vécu aussi un orgasme, alors les mots prendront tout leur sens parce qu’alors cela correspondra à un ressenti relativement voisin (on n’est jamais sûr que l’autre ait exactement la même expérience que nous). De même, il est pratiquement impossible de décrire la saveur d’une orange a celui qui n’en a jamais goûté.

On atteint là à l’intersubjectivité. Rien ne nous dit qu’effectivement les expériences que nous faisons vous et moi sont les mêmes, que le parfum du vin, le goût de l’orange, l’écoute de la musique et le plaisir de l’orgasme sont les mêmes. Mais ils sont suffisamment proches pour que nous puissions partager des représentations, des idées, des ressentis, c’est-à-dire pour que nous puissions communiquer, nous mettre d’accord, pour que nous puissions disposer d’un «nous».