Wilber, et avant lui pratiquement tous les philosophes «idéalistes» depuis Descartes, ont distingué la perspective de l’intériorité et celle de l’extériorité. La première est relative aux états mentaux vécus, et la seconde aux objets tels qu’ils nous apparaissent. En fait cette distinction, qui paraît assez naturelle, ne l’est pas pour tous les philosophes. Lorsque j’avais présenté, dans une conférence, cette différence entre intériorité et extériorité, des philosophes m’ont tombé dessus «Vous présentez une vision naïve. La distinction entre intériorité et extériorité a été depuis longtemps rangée aux oubliettes de l’histoire. L’intériorité est un mythe». Cela m’a laissé un peu coi.. d’une part j’imaginais bien qu’il y avait un grand nombres d’auteurs qui avaient remis en cause la notion d’intériorité, et d’autre part je sentais aussi que ce déni d’intériorité ne correspondait pas à la notion développementale proposée par Wilber.
Pour ce dernier, le quadrant «individuel-intérieur» (I-I) correspond essentiellement à la dimension subjective de la vie psychique, par opposition à la dimension objective («individuel-extérieur» ou I-E) telle que peut l’appréhender les neurosciences. Cette dimension subjective comprend non seulement les pensées conscientes, le moi, mais aussi tout ce qui est inconscient et que les différentes psychanalyses ont étudiées (Freud, Jung, Adler, Klein, Fritz, etc..), ainsi que ce qui est au delà du moi, c’est à la dire le « supra-mental » ou Soi, quel que soit le nom qu’on lui donne. Autrement dit, le quadrant I-I correspond en une perspective à la première personne de soi, étudiées par des disciplines telles que la psychologie, la religion et le mysticisme, c’est-à-dire le «spectre de conscience» allant du non-vivant jusqu’à la conscience non-duale, en passant par les sensations, les émotions, les concepts, et ce qui est au-delà du concept, ce que Wilber appelle «Vision-Logic». Il est important de noter que les créatures simples et même les entités non vivantes disposent d’une certaine intériorité, même si celle ci est extrêmement frustre.
En particulier, Wilber reprend le concept de Whitehead de la notion de «prehension» dont le sens normal correspond à celui de préhension en français, mais ici avec un sens différent. La «préhension» c’est la sensation (feeling) du contact d’un objet par un sujet. La capacité de ressentir le contact. Dans le domaine du non vivant, c’est comme si il existait une capacité intérieure à chaque chose à ressentir les influences physiques, champs électromagnétiques, grativationnels et autres, issues d’autres objets, ou plus exactement à percevoir les interactions qui existent entre les objets et le sujet et la transformation d’état qui en résulte. Dans le domaine du vivant, cela correspond à la vision de la cognition telle qu’elle a pu être appréhendée par Maturana et Varela : les capacités cognitives d’un organisme démarrent dès qu’il est possible de constituer une différence entre intérieur et extérieur et que l’organisme tend à maintenir son organisation (autopoïèse) et donc à se distinguer de son environnement en distinguant ce qui est soi du non-soi. Par exemple, les molécules des membranes des cellules sont orientées de telles manières qu’elles ne laissent passer certaines molécules que dans un sens. Cela signifie, et là je dépasse peut être la pensée de Wilber, que les robots ont une intériorité. Travaillant depuis des années sur des robots et des programmes intelligents, je considère qu’effectivement il existe une « intériorité » de ces programmes, surtout lorsqu’il existe un réel « grounding » de cette intériorité en relation avec l’espace, c’est-à-dire si l’entité est réellement capable d’agir et de percevoir son environnement, et si ses états intérieurs sont en relation avec cet environnement. En d’autre termes, un réseau de neurones formels attachés à des capteurs et des actionneurs, dispose d’une intériorité en termes de sensations et de raisonnement. Même si cela est difficile de savoir « comment vit le robot », on se trouve dans une situations où tout se passe comme si effectivement le robot disposait d’une intériorité, comme le monde de la tique analysée par Uexküll
En d’autres termes, tout être vivant dispose d’un monde vécu, d’une Umwelt, c’est-à-dire d’une vision d’une vision du monde (worlview) même si elle est très simpliste, qui est relative à la subjectivité de l’organisme, quel qu’il soit.
Mais en fait la notion même d’intériorité n’a pas toujours été considérée ainsi dans la pensée philosophie, et elle s’est confondue souvent avec introspection. Comme le signale Didier Moulinier sur son site :
Le problème de l’intériorité a longtemps été confondu avec celui de la connaissance du soi intérieur, par exemple sur le mode de l’introspection. D’après la doctrine classique, ce qu’on peut dire de l’intériorité suppose : 1° le caractère essentiellement conscient des phénomènes psychologiques et la transparence de la conscience au regard d’elle-même ; 2° l’indépendance de ces phénomènes vécus au regard du physiologique et du corporel, ce qui les caractérise en général comme “spirituels” ; 3° la nature individuelle et non partageable de ces vécus : raison pour laquelle l’introspection prévaut sur toute objectivation scientifique.
Le reste du texte, malheureusement, est écrit dans le style de l’école phénoménologique française, qui a un facheux penchant pour exprimer de manière compliquée ce qui est très simple à ceux qui ont pratiqué la méditation. Mais l’essentiel est là : lorsqu’on parle d’intériorité et de mythe de l’intériorité, notamment par Jacques Bouveresse (ref. livre), c’est à cette conception de l’intériorité qu’on se réfère, à cette équivalence entre intériorité et introspection, entre subjectivité et conception réflexive du sujet, entre vécu et description du vécu, et non à la simple perspective à la première personne, au «monde vécu» (Umwelt) de von Uexküll.
De ce fait, les critiques de l’intériorité, critiquent en fait l’existence d’un sujet transcendental, d’un sujet qui serait là avant d’exister dans un environnement culturel et matériel. Elles prennent le point de vue existentialiste de Sartre qui considère que du fait que l’existence précède l’essence, la vie psychique est un champ de bataille où s’affrontent un certain nombre de forces (que j’avais appelé «tendances» dans mon livre «Les systèmes multi-agents. Vers une Intelligence Collective») qui, selon lui restent extérieures à nous, même nos pulsions.. Tout cela montre que même Sartre aurait bien eu besoin d’une vision intégrale c’est-à-dire à la fois multi-persectivistes, intégratrices et développementales p
our comprendre le rapport entre le moi d’une part et les forces biologiques, culturelles et sociales d’autre part. Effectivement il n’y a pas de moi sans culture et sans environnement. Il n’y a pas d’esprit sans corps, de réflexion sans des possibilités langagières qui ont développées au cours de l’évolution des espèces et de nos cultures humaines. Mais en même temps, nous ne sommes pas des corps vides uniquement mûs par des systèmes mécaniques, définis de l’extérieur, car notre système psychique a été élaboré en contact permanent avec notre environnement. Nous sommes donc à la fois une partie du cosmos, sur le plan neuronal, et en même temps un espace vécu émergent de cette complexité neuronale d’une part et de nos interactions avec le monde et les autres d’autre part.
C’est cette double identité de l’être à la fois comme corps (corps anatomique, corps physiologique, mais aussi corps neuronal) et comme esprit qui fonde profondément non seulement les êtres humains, mais aussi le Kosmos dans son intégralité, comme l’avait déjà très bien vu Spinoza.
“je considère qu’effectivement il existe une « intériorité » de ces programmes, surtout lorsqu’il existe un réel « grounding » de cette intériorité en relation avec l’espace, c’est-à-dire si l’entité est réellement capable d’agir et de percevoir son environnement, et si ses états intérieurs sont en relation avec cet environnement”
Euh, donc Brooks, “le monde est son propre modèle”, les agents/robots réactifs … tout ça c’est fini? 🙂