Je suis en train de lire le 2ème miracle de R. Moss. Prodigieux.. Un livre que je n’avais pas bien compris quand je l’avais parcouru il y a deux ou trois ans et qui devient maintenant lumineux. Il s’adresse essentiellement à ceux qui sont en train de s’éveiller, à ceux qui ont déjà aperçu la lumière de l’autre côté, ceux qui ont goûté à “cela”, cette unité avec toute chose et tout être et qui sont en cours d’approfondissement de leur démarche. Il peut aussi aider à dépassionner le débat de l’éveil spirituel, sa difficulté, voire son incapacité à l’appréhender quand on est du côté du moi, ou pour reprendre les termes de R. Moss, quand on regarde depuis la perspective du Premier Miracle.

Un livre très bien écrit, très simple. On sent l’auteur juste à côté de nous, très proche. En même temps distinct et relié.. A la lecture, on peut mieux comprendre pourquoi il y a tant d’éveils qui se passent en ce moment… Permet aussi de comprendre qu’il ne s’agit en aucun cas de “tuer” l’ego (cela le renforce), mais de l’intégrer à quelque chose de plus grand, ce quelque chose que l’on ne peut pas atteindre, mais qui s’ouvre à nous lors d’une conversion du regard, d’un changement de perspective. Certains ont eu des éveils fracassants, d’autre des éveils plus progressifs, ce qui fait dire à ces derniers qu’il s’est agit d’un “non événements”. En général, j’ai constaté que les éveils brusques se situent au début du voyage spirituel et que les éveils progressifs sont le résultat d’une pratique qui permet au divin, le jour où IL le veut, de venir nous réveiller de notre sommeil profond, de notre nombrilisme.

Une phrase me paraît en particulier intéressante, car elle renvoie à l’idée du projet Atman de Wilber dont j’ai déjà parlé dans ce blog. R. Moss écrit à propos de la célèbre phrase de Jésus “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” :

“Le paradoxe fondamental de tout enseignement mystique: ce qui est une simple affirmation pour l’être dans l’infini [celui qui a goûté au 2ème miracle] peut devenir un dogme qui nie la vie dans l’infini plus petit [du dévôt qui vit à partir du moi] (les encadrés sont de moi).”

Cette phrase peut sembler incompréhensible sortie de son contexte mais cela semble dire que les religions récupèrent au niveau du moi ce qui a été vécu par les mystiques au niveau du Soi, et ce faisant elles en font un dogme qui en constitue un profond contre-sens. Alors que le mystique perçoit la Vie et le Divin dans son bouillonnement à la fois infini, atemporel et en mouvement, le dévôt va essayer de les réduire à des choses (la réification de Dieu, ou le divin réduit à une chose. Note: à cet effet, écouter J.-Y. Leloup sur son CD, avec M. de Smedt, Qui est “Je suis”?), à les contraindre dans ses capacités cognitives.. Les églises sont ainsi pleines de pharisiens.. ☺

Et toute l’évolution de l’humanité, du point de vue spirituel, peut être vue comme une méprise totale entre les mystiques et les dévôts, les adeptes qui tentent de comprendre les visions des mystiques, c’est à dire en fait leur vécu, leur perception des choses telles qu’elles sont, en concepts du moi.
Cette évolution spirituelle passe par une évolution cognitive et une ouverture de plus en plus vaste à ce que nous sommes par un élargissement de conscience. Cette évolution peut être vue en parcourant les niveaux de la Spirale Dynamique:

  1. Violet: La première des visions spirituelles, c’est la magie. La Magie c’est la réinterprétation de ce qui se passe dans le monde en termes animistes, comme si nous projetions sur toutes choses notre mode de fonctionnement. L’intuition profonde, c’est que tout est vivant et organique. L’erreur c’est de croire que le monde fonctionne sur des bases humaines: le Soleil “veut” se lever le matin et il est marié à la Lune. Il est aussi fondé sur l’idée que “si je conçois X alors X existe ou X est vrai”. Si dans un rêve j’ai vu des êtres venant d’une autre planète, c’est que, réellement, il y a des êtres venant d’une autre planète qui sont venus me visiter.
  2. Rouge: La seconde des visions spirituelles, ce sont les Dieux de pouvoir, qui sont en fait des archétypes psychiques que nous projetons sur le monde: Il y a le dieu du commerce, de l’amour, des moissons, etc.. et ces dieux sont des intercesseurs vis à vis du monde phénoménal. L’intuition profonde, c’est l’existence de ces forces qui sont à l’oeuvre en nous et qui fondent notre rapport au monde. L’erreur c’est de croire qu’ils ont une existence objective et que, par nos dévotions et nos sacrifices, ils nous écoutent et agissent pour notre bien. Bouddha, a rejeté cette vision des choses, en considérant d’ailleurs que les divinités elles aussi étaient liées à la grande roue de la Vie..
  3. Bleu: La troisième est celle des religions dogmatiques. C’est celle qu’explique R. Moss dans son livre: la réinterprétation des visions des mystiques en termes de devoir: “tu dois aimer ton prochain!!” et si tu ne le fais pas, tu seras puni! Pauvre Dieu qui est ainsi transformé de Dieu d’amour en Dieu de punition, comme un vulgaire archétype du courant précédent..
  4. Orange: La quatrième c’est d’abord de projeter les lois sociales dans le monde (les lois physiques) comme s’il y avait un créateur qui avait produit ces lois, puis ensuite c’est de supprimer tout créateur.. En gros, il n’y a plus que les lois physiques qui tiennent comme cela en l’air, une sorte de super-machinerie dont on peut expliquer les rouages mais dont on n’arrive pas à comprendre ce qui fait qu’elle soit là. Comme le disent la métaphysique: “pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?”. ça c’est un miracle, mais cette question est éliminée au quatrième niveau, car on a peur, à ce niveau là, que l’on revienne au dogmatisme précédent.
  5. Vert: Au cinquième niveau, l’intuition profonde c’est l’harmonie, le fait que toutes choses soient liées les unes aux autres, et en cela, ce niveau réintroduit souvent la magie (c’est ce qu’on appelle la vision “new age”), que toute vie doive être considérée comme importante. Mais en même temps, à ce niveau, on pense encore en termes de “moi”. De ce fait, on est facilement blessé par des paroles ou des actes, on est révolté par des comportements d’exploitation, des harcèlements, des comportements asociaux ou des individus profitent de leur statut de dominant pour imposer leur volonté à d’autres. De ce fait, le monde est encore vu en termes de bien ou de mal, sans prendre en compte la globalité du monde.

Le passage au deuxième cycle de la Spirale constitue le passage au 2ème miracle dont parle R. Moss. Pour C. Graves, celui qui créé les bases de la Spirale Dynamique. Dans le premier niveau, Jaune, cognitivement on s’ouvre au fait que nous sommes avant tout nos croyances sur le monde et qu’il y en a d’autres et que ces croyances peuvent être vues dans une
perspective d’évolution.. Si on pense encore à partir de notre ego, on a de plus en plus “d’insights” d’une autre manière de voir les choses. Cela arrive sous la forme d’instants fugaces, de visions très éphèmères où l’on a l’impression d’avoir tout compris en une seconde, mais sans arriver à se souvenir de ce que l’on a vu.. Dans cette phase, on voit de plus en plus tout l’aspect systémique du monde. Et dans les niveaux suivants, la Vision s’approfondit, l’ego se mettant de plus en plus au service de ce second miracle qui intègre le collectif et le vivant dans son ensemble comme faisant partie de lui.

C. Graves écrivait dans un article “ Human Nature Prepares For a Momentous Leap” (j’ai juste remplacé les lettres qu’utilisait Graves pour parler des niveaux par les couleurs de la SD):

“The psychological keynote of a society organised according to Yellow thinking will be freedom from inner compulsiveness and rigidifying anxiety. Yellow man, who exists today in ever increasing numbers, does not fear death, nor God, nor his fellow man. Magic and superstition hold no sway over him. He is not mystically minded, though he lives in the most mysterious of “mystic” universes. The Yellow individual lives in a world of paradoxes. He knows that his personal life is absolutely unimportant, but because it is part of life there is nothing more important in the world.
Yellow man enjoys a good meal or good company when it is there, but does not miss it when it is not. He requires little, compared to his Orange ancestor, and gets more pleasure from simple things than Green man thinks he (Green man) gets. Yellow man knows how to get what is necessary to his existence and does not want to waste time getting what is superfluous. More than Orange man before him, he knows what power is, how to create and use it, but he also knows how limited is its usefulness.
That which alone commands his unswerving loyalty, and in whose cause he is ruthless, is the continuance of life on this earth.”

Et C. Graves écrivait cela dans les années soixante début soixante-dix, en essayant, intuitivement de comprendre le mode de pensée qui allait constituer le prochain niveau pionnier dans le développement humain. C’est à partir de cette humilité et de ce détachement de Jaune, qui ne s’intéresse qu’à la préservation de la Vie, que peut se produire le Deuxième Miracle que j’aurais plutôt tendance à associer directement à Turquoise dans SD (mais bon, c’est juste mon impression. Il faudrait la corroborer avec d’autres chercheurs qui à la fois connaissent la Spirale et ont eu ces insights profonds d’éveil, et il n’y en a pas tant que ça. Dès que j’ai du nouveau, je vous le signale sur ce blog).

Dans les niveaux du premier cycle, du Premier Miracle, comme l’écrit R. Moss

“Pour notre conscience du Premier Miracle, la souffrance est une chose finie avec des causes finies, et nous nous imaginons que le Salut pourra nous venir de la religion, ou de la méditation, de la science, la médecine, la pensée positive… toute panaéce bonne à pallier la misère et l’angoisse de notre moi du Premier Miracle à jamais fragilisé.. Ce n’est pas que toutes ces choses ne puissent, provioirement, alléger la souffrance: c’est qu’elles ne peuvent pas nous sauver. Il existe une dimension lus profonde à la souffrance, et elle est acausale: elle est part et partie de notre incarnation en évolution. Notre ego ne peut guérir cette souffrance à sa source.”

Il me semble que c’est certainement quelque chose comme ça qu’a voulu nous transmettre Bouddha avec les Quatre Nobles Vérités (le monde est souffrance, etc..) et qu’ensuite, il a essayé de trouver les moyens nous permettant de faire le chemin, sans passer par toutes les étapes qu’il avait vécu. Le problème n’est pas la douleur, mais la manière dont nous vivons notre rapport au monde qui transforme les événements de Vie en souffrance. La maladie et la mort, par exemple, sont des événements de Vie. Quoi que l’on fasse, ils font partie de la Vie depuis que le monde est monde. Mais pour le moi, c’est insupportable! Tout mais pas la mort pourrait être le credo du moi.. Il faut la nier, la supprimer de son regard. Et si par hasard, on ouvre son esprit à partir de la perspective du moi, c’est l’horreur du monde que l’on prend en plein dans le visage… Meutres, viols, trahisons, blessures et meurtrissures que l’on inflige aux autres mais que l’on s’inflige aussi à soi-même sous la forme de honte et de culpabilité, quête de plaisirs dérisoires qui amènent d’autres souffrances, recherches d’honneurs éphémères et vains, désirs de contrôles et de domination pour mieux masquer nos peurs, et notamment par dessus-tout, la peur de la maladie et de la mort.. C’est le visage du Samsara, du monde ici-bas tel qu’on peut le contempler depuis la perspective du moi, lorsqu’on ose regarder autour de soi..

Quelques grands philosophes, et notamment Schopenhauer, ont vu cette atrocité du monde.. Il y a quelques années, un ami m’avait dit avoir vu le monde ainsi, comme un “rouleau compresseur” terrible de la Vie. C’est Kali… Cela l’avait refroidi, et il a eu peur, ensuite, de reprendre contact avec cet absolu, qu’il a pris comme étant la Réalité..
(Note: on peut lire “Le principe de Lucifer” à cet effet, pour bien comprendre en quoi la Vie est effectivement terrible de ce point de vue. Pendant un ou deux ans, chaque fois que je m’ouvrais à l’humanité, je voyais le monde depuis ce point de vue, ce qu’exprime très bien Jacques Brel avec ses chansons, “Les Vieux”, “ces gens là”, “ne me quitte pas” ou “Mathilde” notamment, où il a su retraduire ce regard, cette sensibilité à l’humanité. Je remercie ici Sudheer de m’avoir ouvert le coeur avec J. Brel qui avait pourtant bercé toute mon enfance).

Cette première ouverture du coeur, cette vision de l’enfer sur terre, ouvre à la compassion. C’est terrible de vivre la souffrance de l’humanité.. Cela m’est arrivé, le coeur en larme, de maudire Dieu, de lui demander pourquoi il m’avait placé ici dans ce monde pour vivre ce cauchemar sans issue. Comme la vie de Schopenhauer a dû être triste!!

Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Car au milieu de cette horreur, il y a le feu de l’amour qui peut poindre.. Cela peut commencer comme un simple rougeoiement, une lueur minuscule qui se trouve juste au milieu de cette désolation, de ce Samsara.. Cela s’exprime comme une sorte de nostalgie, une chaleur intérieure et puis cela enfle pour emplir l’être et le monde de sa chaleur (Ecouter “la quête” de J. Brel ou “Quand on n’a que l’amour”).. et parfois quand cet amour s’ouvre pour tous nos frères et soeurs humains, ou tout simplement parce que le mental s’arrête et qu’une intuition nous fait sentir que nous sommes partie intégrante de cette vie, que nous avons la chance de pouvoir expérimenter l’existence, alors nous entrons dans un autre espace, différent du premier, où la vision d’horreur s’arrête. C’est la perspective du Deuxième Miracle, où l’on perçoit que tout cela c’est seulement la Vie qui se cherche dans son chemin collectif vers la conscience, seulement la Vie qui nous réunit tous en elle avec amour, car nous sommes juste une partie d’elle. Quand le lion mange la gazelle, c’est la Vie qui se mange elle-même, qui vit dans cet acte.. Et les atrocités de l’histoire, à ce niveau absolu font partie aussi de cette marche d’évolution.. Alors, il n’y a plus que l’amour envers tous et toutes qui sont en fait d’autres moi, puisque à ce niveau “moi” n’existe plus, il n’y a plus que “cela” dont mon corps et mon âme sont une partie.. A ce niveau, pour moi, c’est Elohim qui me vient à l’esprit: le nom de Dieu qui est à la fois pluriel (Elohim est le pluriel
de El, l’un des noms de Dieu dans la Torah) et singulier (il est utilisé dans la Torah comme s’il s’agissait d’un singulier). C’est le paradoxe absolu, au-delà de toute compréhension logique, mais plus vrai que la réalité du Premier Miracle.. A ce niveau là, dans cet espace là devrais je dire, l’amour envers l’autre n’est plus un problème, car il n’y a plus que de l’amour puisqu’il n’y a plus de différence.. Simplement deux bourgeons sur le même arbre de la Vie… et l’Amour emplit tout.. Vacuité, union, shunyata, hors temps et amour inconditionnel.. (pour se mettre dans cet état, écouter notamment la musique de Levon Minassian “Songs from a world apart”)

Mais comme le dit R. Moss:

“La causalité s’arrête dès que nous prenons l’infini pour référence: il n’y a plus ni victime, ni bourreau. Que nous le reconnaissions ou pas, chaque instant est une nouvelle naissance et ce qui naît n’est pas seulement le produit du passé, pas seulement l’effet de quelque cause antérieure, mais plutôt une part d’un cosmos en révélation permanente. L’univers et les êtres humains sont une révélation en train de se produire. […] Certes nous souffrons, mais nous ne sommes pas seulement des victimes. Nous sommes ce qui se transforme dans la souffrance. Rien n’est figé: tout est en devenir, en évoluiton. […] Le Présent est toujours prêt nous surprendre par un mouvement et une possibilité que nous n’aurions jamais vraiment imaginés et ne pourrons jamais pleinement contrôler. C’est précisément ce qui nous terrifie – et toute la bonne nouvelle. […] Nous ne sommes pas seulement “cet aspect de la Nature qui prend conscience d’elle-même”. Nous sommes cet aspect de la Nature qui est en train d’apprendre à adorer le mystère de l’existence, en train d’apprendre à S’aimer [avec un ‘S’ majuscule]”.

Bon, tout cela fait un grand billet avec beaucoup de choses mises en vrac.. et certaines parties n’ont pas été faciles à écrire, car elles m’ont replongé dans l’horreur de cette vision du Samsara..

Jacques Ferber