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Est ce qu’on a le choix?

par Jacques Ferber.

Une des questions philosophiques majeures concerne le statut du libre-arbitre. Est ce qu’on a le choix de nos actes? Je voudrais apporter ici quelques éléments qui montrent à la fois l’importance et la limite du libre-arbitre.

En général, quand on discute avec un ami, quand tout va bien, on voudrait croire que l’on a bien cette capacité à pouvoir décider de chacun de nos actes, que tout ce que nous faisons nous le voulons. Puis, si l’on est addict à un produit ou à une activité, on se rend compte rapidement que l’on est dépendant de ce produit ou de cette activité, sauf ceux qui veulent se leurrer sur eux-mêmes. Par exemple, les fumeurs qui vont chercher du tabac en pleine nuit à plus de 20km de leur domicile en disant que c’est pour le plaisir.. Il en est de même du désir sexuel qui nous pousse vers l’autre avec une force incroyable et à laquelle il est bien difficile de résister.

De ce fait, la psychanalyse avec l’inconscient d’une part, et les neurosciences d’autre part, montrent qu’en fait notre libre-arbitre est limité. On peut dire qu’on vit dans un espace de « tendances » de forces intérieures qui nous poussent dans un sens ou dans un autre. Lorsque ces forces ne posent pas de problèmes, c’est à dire qu’elles ne viennent pas en contradiction avec d’autres forces, elles nous mènent à une certaines satisfaction (par exemple manger un bon plat quand on a faim ou faire l’amour avec sa compagne/compagnon).

Au contraire lorsque plusieurs de ces forces sont en contradiction, on se sent écartelé entre plusieurs voix intérieures, dont certaines apparaissent comme angéliques et d’autres comme démoniaques, un peu comme dans les bandes dessinées de Tintin où l’on voit les tendances du devoir et des pulsions s’affronter). Nous somme ainsi le théâtre d’affrontements terribles, où différentes forces, incarnées par des “personnages”, chacun ayant sa voix intérieure, s’affrontent. C’est le démon qui affronte le devoir, l’enfant qui s’oppose au père, le licencieux qui tente de prendre le pas sur le sage.. Toutes ces voix sont alors les manifestations intérieures de toutes ces tendances psychiques, de toutes ces forces. Il est clair qu’il sera possible un jour d’expliquer tout cela sur le plan neuronal. Pour ma part je fais appel à certaines idées de M. Minsky et de D. Dennett: le cerveau est un ordinateur parallèle sur lequel un certain nombre de processus s’exécutent (en parallèle ou en séquentiel comme le mental), et ces processus (point de vue Extérieur dans AQAL de Wilber), nous apparaissent comme des personnages ou des forces qui s’affrontent ou s’allient (point de vue Intérieur dans AQAL).

Dans ce cas, où est le libre-arbitre? Et bien bizarrement, au milieu de tous ces affrontements, de toutes ces forces qui nous cherchent à nous pousser dans un sens ou dans un autre, il y a tout de même un “je” qui choisit. Parfois ce “je” laisse aller la pulsion, parfois il suit le devoir, parfois il suit le chemin du sage, etc.. mais dans tous les cas et dans toutes les situations, si l’on veut bien faire un réel travail de conscience, on se rend compte alors qu’il existe un tout petit endroit où “je” décide, où je laisse aller dans un sens ou l’autre les tendances. Dans ce théâtre homérique qu’est notre psychisme, dans cette mer tumultueuse de notre intériorité, il existe toujours (sauf si l’on est sous neuroleptiques) un endroit où nous décidons d’aller à droite ou à gauche, où nous écoutons certaines voix plutôt que d’autres.

Pour beaucoup, il existe une croyance “qu’on ne peut rien y changer”. Quelque part, c’est confortable. On n’est pas responsable de ce qui nous arrive, on subit ce qui se passe, et donc c’est pas de notre faute ce qu’on vit et ce qu’on fait… Mais cette approche nous coupe de nous mêmes, de cet endroit du ”je” où nous sommes profondément libre. De ce fait, lorsque “on ne peut rien y changer” on se vit comme prisonnier de la vie, comme subissant ce qui nous arrive, cherchant à glaner au dehors de nous un peu de réconfort. On cherche dans la drogue, le sexe, les gadgets, les fringues, etc.. un réconfort pour nous faire oublier notre situation misérable d’esclave. Et c’est juste cela le Samsara: le lieu des conditionnements que nous acceptons en croyant parfois qu’on est libre quand on ne fait que suivre une addiction et parfois qu’on “ne peut rien y faire” en se comportant en victime. Dans les deux cas, on reporte la faute de notre condition sur l’autre ou les autres: c’est le conjoint qui nous empêche de vivre, c’est la société qui nous exploite, ce sont les “grands de ce monde” qui complotent pour nous asservir. Ce qu’on ne veut pas voir c’est que c’est simplement nous qui avons abdiqué, que c’est nous qui avons choisi finalement d’être victime.
En réalité il n’y a qu’une issue :

Renoncer profondément à être victime. Cela signifie que je suis auteur de tous mes actes et que j’en prends la responsabilité.

Tant qu’on ne prend pas la responsabilité de nos actes, en conscience, on reste dépendant et comme prisonnier du monde. Si l’on fait un réel travail sur soi, on se rend compte que depuis notre plus petite enfance, depuis que l’on a pu dire “je”, on a fait des choix: on a choisi d’être un bon garçon ou une bonne fille, on a choisi de se rebeller, etc.. Cela ne signifie pas que nous ayons à nous culpabiliser de nos choix, ce qui reviendrait à remettre une couche de boue supplémentaire sur notre vie (note: au lieu de nous libérer de nos conditionnement, on “adore” rajouter de la merde sur nos blessures en nous jugeant négativement. Mais cela ne fait que nous enchaîner encore un peu plus à des conditionnements sociaux et parentaux). Il s’agit au contraire de sentir la liberté qui existe en nous à chaque instant. Et cela nous invite à faire face à nos peurs profondes et de sentir que nous faisons le choix d’éviter ou non une situation qui nous fait peur. Par exemple, on peut se dire:

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A chaque instant je décide par exemple de ne pas dire quelque chose qui va choquer l’autre parce que je préfère vivre ainsi ma relation et que j’ai peur de lui faire du mal. Mais en fait, cette peur de faire du mal re

couvre peut être une autre peur: peur que l’autre réagisse en nous repoussant, peur d’être abandonné, d’être seul, de ne pas pouvoir faire face à la vie si l’autre n’est pas là. Peur aussi pour les conséquences vis à vis des enfants, etc..

Prendre conscience qu’on fait ce choix nous permet d’aller plus profondément dans l’é

coute et la compréhension de ces voix intérieures, de ces peurs d’enfants qui nous animent encore à l’état adulte.. Et ainsi être capable d’affronter ses peurs et de dépasser nos conditionnements.

Sauf si l’on est esclave (et encore on a toujours le choix de se rebeller au risque de la mort), on choisit notre vie: on a toujours le choix de quitter son travail, de changer de vie, d’oser gagner moins. Mais si on ne le fait pas, c’est parce qu’on a peur des conséquences, qu’on a peur de ce qui pourrait arriver. Et c’est beaucoup plus confortable de mourir à petit feu en se disant que l’on est victime de notre environnement, du monde, de la société. Le plus grand des courage c’est de faire face à notre vie, à nos choix. C’est très dur à accepter, et je peux en parler, car j’étais vraiment un adepte du “on ne peut rien y faire” ou du “j’ai pas le choix”.. Mais c’est le petit enfant qui parle en nous à ce moment là, en voulant fermer les yeux sur la vie et ce qu’elle entraîne.

Mais diront certaines personnes, ce que vous dites est totalement incompatible avec les théories non-duelles et notamment avec l’Advaita Vedanta qui nous dit que finalement nous n’avons pas le choix, que tout ce que nous faisons est déterminé, que nous n’avons que la possibilité de prendre conscience de ce qui se passe à tout instant..

En fait, pendant longtemps je pensais qu’il y avait une contradiction entre ces termes, mais bizarrement il n’y en a pas. Comme le dit Ramana Maharshi, il faut faire un grand effort, notamment sur le mental, qui suppose donc un certain libre-arbitre pour finalement se rendre compte que nous ne sommes qu’une excroissance de la Vie qui joue à l’intérieur de nous, du Divin qui fait l’expérience de la limitation à l’intérieur de nous.
Mais bizarrement, il n’y a pas de contradiction, car c’est juste à l’endroit du “je” intérieur, à l’endroit du libre-arbitre absolu que le Divin s’exprime. En fait, c’est en allant totalement dans la voie du libre-arbitre, en quittant la victime pour de bon et en prenant la responsabilité de nos actes (à condition de ne pas revenir à une notion de devoir qui serait en fait un retour en arrière) que nous atteignons l’endroit de ce que certains appellent notre “mission sur terre” ou ce qu’on pourrait appeler le lieu où la voix de Dieu s’exprime en nous (l’important n’est pas le nom mais l’expérience intérieure de ce lieu).

Etre libre de ses choix, ce n’est pas “faire ce que je veux quand je veux” mais prendre conscience de notre liberté de choisir telle ou telle action, en tenant compte totalement des autres et en étant entièrement responsable de nos actes. Et à cet endroit, si l’on s’ouvre à ce qui est plus grand que nous, on peut ressentir que ce choix qui nous anime profondément vient d’un au-delà du “je”, d’une plus grande profondeur à laquelle on peut donner le nom de Dieu, ou le Soi ou la Vie ou toute appellation en fonction de nos croyances.

En d’autre termes, aller vers le libre-arbitre total en tenant compte de la responsabilité de nos actes, c’est la “première et dernière liberté” comme le précise le livre éponyme de Krishnamurti, c’est être libre d’être ce que l’on est totalement, ce qui, d’un point de vue plus grand dépasse entièrement ce “je”. C’est paradoxal, mais quand on arrive au sens premier de toute chose, on tombe nécessairement dans le paradoxal.

Je veux préciser que je ne suis pas toujours juste dans tous mes choix, qu’il ne viennent pas toujours de ce “je” ou plus exactement que je m’illusionne que je dois faire cela pour telle ou telle raison, qui ne sont en fait que des illusions pour cacher mes peurs. Mais simplement, je sens et sais que en faisant cela, il n’y a que moi que je trompe, que moi que je veux bien illusionner. Il n’y a que des peurs derrière tout cela, et ces peurs doivent être affrontées.. Il n’y a rien d’autres que cela si l’on veut être profondément libre et entrer dans ce que le christianisme appelle “le royaume de Dieu”.

Et pour finir je voudrais donner une image qui résume ce qui vient d’être dit. C’est un peu comme si nous étions le barreur d’un voilier. Parfois, la mer, qui représente les événements de la vie, est tumultueuse, parfois elle est calme. Dans tous les cas, c’est nous qui choisissons notre route, mais la direction que nous avons à prendre, c’est notre étoile qui nous en donne le chemin. Nous avons juste à suivre l’étoile, pour trouver notre propre être, notre propre individuation. Nous sommes donc à la fois libre en tant que barreur – et il convient effectivement de se rendre compte que c’est nous qui donnons un coup de barre à gauche ou à droite, que c’est nous qui décidons de garder le cap ou de se laisser aller au gré du vent – mais pas libre en ce sens que le cap est donné par une étoile qui nous guide et qu’elle nous est propre. Andrew Cohen met plus l’accent sur le barreur, les visions non duelles sur l’étoile, certaines religions sur les moyens habiles à mettre en oeuvre pour arriver à barrer en toutes circonstances, mais il ne s’agit que d’aspects d’une même réalité…

Cet article se poursuit dans l’article la première et dernière liberté.