Par Jacques Ferber.

J’ai passé des années à tuer les insectes qui me dérangeaient. Tout petit, l’une de mes soeurs avait une phobie des papillons de nuit (alors qu’elle a un courage exceptionnel en toutes occasions qui ne comprennent pas de trop petites bébêtes) et je venais du haut de mes 8-10 ans sauver ma soeur de 14-16 ans. Un vrai héros 😉. A 14 ans, je me souviens d’un été en Corse dans un club de vacances où les tables regorgeaient de mouches. J’y avais développé une technique particulièrement efficace pour les tuer et je m’en sentais assez fier.

En effet, pourquoi faire attention aux mouches? Elles se reproduisent par millions: il suffit de laisser quelques détritus pour générer en quelques semaines des milliers de fois plus de mouches que l’on ne pourrait en détruire en mille ans de chasse aux mouches à la main. Et quand il n’y aura plus d’humains sur Terre, il y aura encore des fourmis, des mouches et des blattes. Si les abeilles sont en danger à cause des pesticides, tous les insectes (et idem pour les arachnides) pullulent et se reproduisent facilement dans des contextes humains.

De plus, quand on connait le fonctionnement d’un insecte, cela ressort du fonctionnement d’un robot. En effet, toutes les réactions de survie d’une blatte, par exemple, peuvent être facilement reproduites avec des robots, comme le montre l’expérience des «robots blattes» effectuée par Jean-Louis Deneubourg où des robots simulant des blattes viennent s’intégrer à une colonie de cafards, qui les reconnaissent comme leurs congénères. Difficile d’accorder des sentiments à de tels insectes, sauf à faire de l’anthropomorphisme à outrance, car du point de vue de l’évolution ils sont très loin de nous. Alors que nous partageons beaucoup de notre génomes avec les mammifères, qui sont en fait nos lointains cousins (n’avez vous pas remarqué comme certaines personnes gardent encore les traits de leur ascendance animales? 😉), il n’en est pas de même des poissons, des reptiles, des mollusques ou des insectes. En outre, toutes ces espèces ont fait le choix de la reproduction large: chaque femelle peut donner naissance à des milliers voire des millions d’individus dont la plupart serviront de repas aux autres espèces, notamment aux oiseaux et aux petits mammifères. Les mères ne se préoccupent pas de leur progéniture, laissant à la sélection naturelle le soin de faire le tri. Il n’y a pas d’instinct maternel chez les insectes. En gros, la nature se sert elle-même à volonté, générant d’un côté, reprenant de l’autre, afin de faire tourner cette gigantesque machine organique, cette entité colossale qu’est Gaïa, la Terre, la matrice de toute vie.

Tout cela pour dire qu’il est difficile, de manière rationnelle, d’avoir de la compassion pour ces petites bestioles dont certaines, comme les cafards ou les moustiques, empoisonnent nos vies. De ce fait, jusqu’à ces derniers temps, je considérais les insectes comme une matière – organique certes – mais une matière comme une autre, pas très différente des végétaux ou des bactéries.

La mouche, le vivant et le turquoise

Pourtant il y a quelques temps, alors qu’une mouche trainait dans ma cuisine, assez mal en point je dois dire, quelque chose en moi m’a fait changer de point de vue. J’allais pour la tuer d’un revers de main, quand j’ai arrêté mon geste pour lui ouvrir la fenêtre et la pousse délicatement dehors. Que s’était-il passé? Je ne me suis pas attendri sur elle, ni considéré, tout d’un coup, qu’elle était plus «consciente» qu’auparavant. Je n’ai pas eu non plus de «compassion» pour elle, au sens où on l’entend généralement comme une capacité à ressentir la souffrance d’autrui (dans ce cas, cela aurait été réellement de l’anthropomorphisme), car ils sont incapables d’éprouver des sentiments (certains robots en sont plus pourvus que les insectes) ne disposant pas d’un cerveau limbique comme les mammifères et les oiseaux. Non. Rien de tout ça. Il n’y avait aucune sensiblerie dans mon geste: juste la reconnaissance que cette mouche était faite de la même chair que moi, qu’elle était juste une partie de cette totalité dont je fais partie. Dans le langage commun, on dit qu’on est situé dans un environnement, mais en fait c’est faux: je n’existe pas indépendamment de la Nature, je fais partie de «tout cela» au même titre que les plantes, les animaux, les minéraux, etc… Nous sommes constitués de la même substance. Attention, je ne veux pas parler des constituants chimiques, mais de quelque chose de bien plus profond: nous participons tous à la Vie, chacun avec nos caractéristiques propres. J’ai deux bras, deux jambes, un grand cortex et la mouche a six pattes, des ailes et un tout petit cerveau. Et l’on n’y peut rien, ni l’un ni l’autre. C’est juste comme ça.

Mais indépendamment de ces différences, nous sommes dans le même jeu, elle et moi. Nous naissons, vivons et mourons, qu’on le veuille ou non, qu’on soit fort ou non, qu’on soit intelligent, habile ou idiot. Tout cela ne fait aucune différence finalement. Les hindous ont donné des noms à ces principes et c’est Brahma le constructeur, Vishnu le conservateur et Shiva le destructeur, pour bien comprendre que tout, dans la vie, se réduit à cela: naitre, perdurer un certain temps et disparaitre. Il en est ainsi des animaux comme des humains, mais aussi des arbres, des nuages, des montagnes. Et même des nations et des civilisations, des planètes, des soleil et des galaxies. A plusieurs milliards d’années lumières, des étoiles naissent, d’autres meurent. Et en permanence dans mon corps des cellules sont créées pour remplacer celles qui viennent de mourir. Tout participe de cette extraordinaire aventure qu’est l’existence et la Vie dans son ensemble. Tout s’emboite, se meut, se mange, se transforme, se digère, s’engendre et se détruit, dans un ballet extraordinaire, dans une chorégraphie toujours renouvelée, une création infinie, guidée simplement par des lignes directrices que l’on retrouve partout, à tous les niveaux. Quelque chose entre l’ordre et le chaos, une danse d’une grande beauté pour celui qui sait la contempler, même si les mots peinent à venir pour décrire ce spectacle tellement permanent et quotidien qu’on finit par le trouver banal.

Or cette manière de voir correspond exactement à la vision du monde du courant Holonique1-Organistique (Turquoise) de la Spirale. A ce niveau de conscience, il s’agit simplement de reconnaitre, nourrir, soigner, créer et entretenir tout ce qui est vivant, dans une grande écologie de l’Etre qui passe par l’écologie naturelle bien entendu, mais aussi par le développement personnel, relationnel et collectif, afin de faire émerger une sagesse collective et la prise en compte du caractère sacré de la Nature, c’est-à-dire du vivant.

En effet, pour Turquoise, tout ce qui vit est sacré, car participant du même univers, de la même Vie, gigantesque organisme dont je ne suis qu’une cellule. En reconnaissant cela, je me mets naturellement à son service, travaillant au développement sain et harmonieux de tout ses constituants, nourrissant au mieux chaque rouage, chaque expression de la Vie. Les boucles systémiques et la vision de la complexité de Jaune, se simplifient à outrance puisqu’il suffit de «voir» cette danse et de l’accompagner en s’abandonnant au mouvement qu’elle nous inspire. Plus le système se complexifie, plus il devient perceptible simplement à un autre niveau lorsqu’on prend en compte simplement cette perception: est ce que c’est vivant? Personnellement, quand je mange de la nourriture industrielle, je la trouve morte, alors qu’un jus de fruit que l’on vient d’extraire à l’instant est vivant. Les hindous disent qu’il contient du prâna, de l’énergie de vie appelée Ki ou Chi en d’autres lieu. C’est donc très simple d’entrer en Turquoise: il suffit de nourrir et d’entretenir tout ce qui est vivant, et de contenir et canaliser les forces du déni de la Vie. En fait, ce n’est pas seulement s’occuper des animaux, mais aussi tout ce qui est organiquement relié à nous: végétaux, minéraux, liquide, solides, même les objets matériels qui sont finalement des extensions de nous (notre maison est vivante si nous nous en rendons compte). Entre le cristal, qui ne bouge plus, et la fumée, sans forme, se situe le règne des structures vivantes qui émergent de la matière, et que notre conscience peut appréhender dans une vaste fresque qui intègre l’intériorité et l’extériorité, chaque élément et la totalité, dans une grande vision holonique.

Cette mouche était donc simplement venue me rappeler que nous faisions partie du même bateau. Ce n’est pas grave de tuer une mouche. Rien n’est grave à l’échelle cosmique. Mais en arrêtant mon geste initial et en la laissant sortir, elle m’a rappelé qui j’étais, un être mortel, avançant sur un chemin de vie, comme elle, avec juste un peu plus de conscience qu’elle ce qui me donne un peu plus de responsabilité.

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  1. Holonique, vient du mot ‘Holon’ créé par Arthur Koestler dans son livre «Le fantôme dans la machine», pour désigner quelque chose qui est à la fois une totalité et une partie d’autre chose. Par exemple un organisme est constitué de cellules, mais ces cellules sont elles-mêmes composées de macro-molécules. De même un organisme fait souvent partie d’une structure sociale (par exemple, un loup fait partie d’une meute) et cet ensemble fait lui-même partie d’un éco-système, qui lui aussi fait partie de la totalité de la terre vue comme un être vivant. La pensée holonique consiste ainsi à voir les choses sur plusieurs plans à la fois. L’être humain est à la fois une cellule par rapport à Gaïa et l’humanité, mais aussi une totalité quand on le regarde comme un organisme composé de tissus biologiques et qui entre en relation avec d’autres organismes du même niveau. Ken Wilber a repris cette idée de holon dans son modèle AQAL.