par Jacques Ferber

Nous avions posé cette question de la perfection de l’être, dans un précédent article intitulé: Sommes nous parfaits? (part #1). En voici la deuxième partie…

Et en même temps le monde est parfait….

Au niveau absolu, tout est parfait… Au sens où c’est simplement la Vie qui se déploie dans son propre espace. Nous ne sommes pas distinct de la Vie dans sa Réalité profonde, même si cette Réalité nous est le plus souvent cachée par les mots de notre mental. Au delà de l’illusion du ‘moi’, au delà de toutes formes, réside la Vérité et la perfection. C’est ce que nous transmettent les enseignements les plus profonds, lesquels étaient destinés à ceux qui avaient déjà enlevé les premières couches et qui avaient fait la différence entre l’obscurité et la lumière entre l’ego et l’âme. A ceux là, on transmettait la connaissance la plus profonde, qui se transmet sans mot car tout mot ne fait que rajouter un voile à ce qui est. Et quand on l’exprime sous forme de mots, ce que je suis en train de faire, on sépare l’Etre, on re-distingue ce qui n’est qu’Un. Sur le plan absolu tout est réuni: Satan fait partie du plan divin, ce que nous vivons comme des atrocités font partie de l’expérience totale de l’Etre, pour lequel le blanc et le noir sont les deux faces d’une même pièce.

Est-ce un bien? Est-ce un mal?

Un conte taoïste assez connu traite explicitement de l’aspect relatif du bien et du mal. Le voici:

Un vieux paysan chinois n’avait pour seule richesse qu’un très beau cheval blanc que tout le monde convoitait. Mais un jour le cheval s’enfuit de son enclos. Les amis du paysan viennent le voir et lui disent qu’il n’a vraiment pas de chance de le perdre ainsi et le plaignent. Mais le paysan, dans sa grande sagesse, répond: “est ce un bien, est ce un mal? Nul ne sait”

Peu de temps après son cheval revient et emmène avec lui une horde de chevaux sauvages tous plus beaux les uns que les autres. Et, alors que les amis du paysan s’extasient devant la chance et le bonheur du paysan, ce dernier répond simplement: “est ce une bien, est ce un mal?”.

Le fils du paysan décide de dompter un grand étalon noir. Mais ce faisant il tombe et se brise une jambe le rendant estropié. Les amis du paysan viennent alors plaindre le père pour le malheur qui s’abat sur lui. Qui s’occupera maintenant de lui dans ses vieux jours lorsqu’il sera devenu incapable de tenir sa ferme tout seul? Mais le paysan répond “est ce un bien, est ce un mal?” Quelques temps après, tout le royaume part en guerre, et tous les jeunes hommes valides doivent aller à la guerre. Le fils en est exempté du fait de son accident. Et les amis du paysan de le lui dire combien il doit être heureux devant la chance de pouvoir garder son fils près de lui. Et le paysan dit: “est ce un bien, est ce un mal?”.

Ce que dit le conte, c’est que c’est nous qui attribuons aux choses la qualité d’être un bien ou un mal, un bonheur ou un malheur, une chance ou une déveine. Et cette attribution est locale, relative, ne prenant pas en compte tout ce qui peut arriver et en particulier les conséquences de tous les événements que la Vie nous apporte. Qui connaitrait le Dalaï Lama, dirigeant religieux d’un obscur pays, si le Tibet n’avait pas été envahi par la Chine, le bouddhisme tibétain ayant trouvé là une occasion incroyable de rayonner dans le monde? Est-ce que tomber malade est un bien ou un mal? Ceux qui ont connu une NDE (expérience de mort imminente) à la suite d’un accident disent parfois que cet événement a été la chance de leur vie. Est-ce un bien ou un mal que Napoléon ait perdu à Waterloo? Est-ce que Gandhi et la non-violence existerait si l’Inde n’avait pas été occupée par les britanniques? Les situations difficiles produisent des héros, et c’est parce qu’il y a eu des horreurs que l’on peut dire “plus jamais ça”. La paix en Europe n’est-elle pas la conséquence de la deuxième guerre mondiale? Et la construction européenne est-elle un bien ou un mal? Le développement technologique et notamment l’essor des smartphones est-il un bien ou un mal au regard de l’impact écologique et des méthodes de travail en Chine? Et l’on peut donner des exemples à l’infini, toute l’actualité est faite de ces événements que l’on présente à un moment comme un bien ou un mal, comme un bonheur ou un malheur alors que ces jugements ne reflètent que notre pensée à un moment donné, sans voir que tout cela s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus vaste où ce qui est considéré comme normal à un moment donné est considéré comme totalement inacceptable à un autre. La manière dont nous élevons nos enfants aujourd’hui est-elle meilleure que celle que préconisait les spartiates, qui réclamaient de ses jeunes qu’ils tuent un homme pour en devenir un? Du point de vue de Sparte, c’était une bonne manière de penser, puisque cette cité a fini par dominer Athènes et à prendre le pouvoir sur toute la Grèce antique, bien qu’elle ait connu ensuite la défaite devant des romains qui n’étaient pas des tendres non plus. Mais maintenant cette manière de procéder est vécue comme barbare, car l’enjeu actuel est de gérer six milliards d’habitants dans un monde écologiquement menacé. L’éducation spartiate n’est ni bonne ni mauvaise: elle n’est tout simplement plus adaptée. Du point de vue absolu, tout se vaut, tout est l’expression de la Vie… Et est parfait comme les étoiles, le soleil, les bactéries, le regard d’un enfant est parfait, comme sont parfaites les bactéries qui transforment le fumier en aliment pour les plantes. Au niveau absolu, tout ce qui passe est le fruit de la Leela cosmique, le jeu divin qui prend le délicieux plaisir d’être dans la dualité, lui qui est fondamentalement Un. Et ainsi chaque être, chaque chose est une manifestation du divin, comme les bourgeons sont des manifestation du même arbre, comme les vagues sont l’expression de l’océan.

Par delà le bien et le mal… c’est!

Mais cette vision est totalement incompatible avec toute perspective du moi, et quand on s’en approche avec le mental, quand on ne s’abandonne pas totalement à la Vie, quand on ne se soumet pas totalement à ce qui Est, alors on devient fou ou on tombe en dépression, voire on se suicide. C’est ce qui est arrivé à des philosophes aussi connus que Schopenhauer ou Nietzsche : la contemplation de la totalité, avec son lot de merveilles et d’horreurs… Dans ces moments terrible, lorsqu’on vit ce que St Jean de la Croix a appelé «la nuit noire de l’âme» on peste de rage, et on maudit Dieu de nous avoir créé. Comment Toi, Dieu d’amour peux-tu avoir laissé créer ça? Jusqu’au moment où on passe de l’autre côté, où l’on voit qu’on n’est pas celui que l’on croyait être et que l’on n’est rien, simple vacuité, bambou creux, un processus neuronal, et que tout ce que l’on croyait important ne sont que des rides à la surface de l’eau qui n’entame pas le lac. Accepter tout ce qui est… Se dissoudre, avec toutes nos croyances, les plus belles soient-elles, dans l’océan de la Vie, reconnaître qu’il n’y a que l’Etre et que ce “moi” qui nous est si cher n’a pas de substance réelle.

Cette acceptation n’est pas le résultat d’une qualité, d’une bonté, d’un effort que nous aurions à faire. Uniquement parce que c’est tout simplement déjà accepté par le divin et par l’océan dont nous sommes la vague. Pourquoi une vague en voudrait-elle à l’océan? Un bourgeon à l’arbre qui le porte? Tout cela est tellement difficile à accepter pour le moi, pour l’individu séparé.. C’est seulement si l’on peut voir le divin en nous, si l’on peut percevoir, ne fut-ce qu’un seul instant que «le père et moi ne font qu’un», comme le disait Jésus, si l’on peut ressentir en nous aussi bien celui qui torture que le torturé, l’amant que l’amante, le maître que l’esclave, que l’on peut alors entrer dans un amour profond pour tout ce qui est, en incluant même ses ennemis… Comme dans le Mahabharata, les héros vont au ciel, mais leurs ennemis jurés aussi, car chacun a accompli son destin. Il n’y a ni gagnants ni perdants, ni bons ni méchants. Juste l’Etre, la Vie, la Source.

C’est ça l’amour inconditionnel, cette acceptation totale de la Vie telle qu’elle est et non comme nous voudrions qu’elle soit. C’est à partir de cette conscience que certains maîtres tibétains torturés en sont sortis sans en vouloir à leurs bourreaux. Ce n’est pas donné à tout le monde, surtout que le moi vit cela comme une répression de ses affects, alors que pour ces maîtres c’est aller au delà des affects en “voyant” l’unité déjà accomplie de toutes choses… En effet, il ne s’agit pas s’unir au divin (ça c’est le stade précédent de l’âme), mais de “réaliser” que l’on est totalement déjà uni au divin… C’est déjà là, qu’on le veuille ou non. C’est déjà accepté par le divin qu’on s’en effraie ou non, car c’est! Mais si l’on n’est pas prêt pour cette vision, si l’on n’a pas déjà dépassé les aspects purement pulsionnels, on peut tomber dans la folie, le moi récupérant ce message d’amour prodigieux pour dire «je fais ce que je veux quand je veux, et rien n’a d’importance», c’est-à-dire pour ramener cette perspective absolue à la vision relative et étriquée du moi. Or là encore, il ne s’agit pas de cela, mais de voir la beauté et la perfection du monde au delà de toute dualité, détaché de tout égo. Voilà pourquoi cet enseignement n’était donné aux aspirants que lorsque leur système psychique était capable de supporter cette vision dévastatrice et pourquoi les tenants du non-dualisme, Advaita Vedanta en tête, font bien attention d’avoir un discours très léger sur tous ces aspects, afin que même une appréhension par l’ego ne soit pas trop terrible à supporter. Personnellement, j’ai passé des nuits horribles après un tel enseignement voyant mes ombres, celles de mes amis et de toute la planète, voyant la vie et la mort, la lumière et l’obscurité, la beauté et l’horreur dansant ensemble la joie d’être. Mais déjà, tout était accepté tel que c’était… Ce n’était que mon mental et mon ego qui s’en préoccupait.

Je suis vous, vous êtes je. Il n’y a pas de différence, juste cet amour inconditionnel pour tout ce qui est. Il n’y a qu’Existence, Conscience et Félicité: Sat Chit Ananda… Il n’y a que Cela…